L'Usine Lejay-Fils
- catherinepaulus
 - 2 oct.
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Dernière mise à jour : 5 oct.

Pierre Brice (1884-1967)
Le 3 avril 1912, Pierre Brice, ingénieur civil des mines, demeurant à Mézières fait l’acquisition de la filature (bâtiments, machines, cours d’eau, bâtiments d’habitation et cité ouvrière du Fourneau) pour la somme de 30 000 frs (anciens francs).
Pour se faire une idée de l'importance de ce montant : 30 000 francs représentaient en 1912 une très grande somme par rapport au salaire moyen de l'époque. Le salaire journalier d’un ouvrier industriel variait autour de 4 à 11 francs selon la profession et la région, avec des salaires annuels pour les ouvriers qualifiés et mécaniciens autour de 1 500 à 1 800 francs. Un ouvrier agricole pouvait toucher de 1,25 à 2,46 francs par jour et les employés de commerce autour de 5 francs par jour. Cette comparaison montre que cet achat de 30 000 francs correspondait à une fortune, largement inaccessible au ménage moyen, voire l’équivalent d’une carrière entière pour un ouvrier qualifié.
Pierre Brice est l’époux de Madeleine Lejay, fille d’André Lejay, industriel de Charleville qui possède une clouterie-ferronnerie (bd Gambetta forge et émaillerie) et un magasin de vente (rue de Clèves).
Petit apparté sur la famille Lejay :
André Lejay le beau père d’Etienne Brice était un descendant d’une lignée de cloutiers d’Aiglemont dont son grand père André Sixte Lejay, qui devenu « facteur de clous » en 1822 (il ramassait les clous forgés à la main par les nombreux cloutiers des environ et les apportait à Charleville) créa, en 1849 la Maison Lejay spécialisée dans le négoce des clous.
Pierre Brice développe donc sur le site de la filature, une activité de ferronnerie. Dès 1914, il figure dans l’annuaire administratif des Ardennes.


Les articles de ferronnerie fabriqués dans les Ardennes étaient des plus variés, comme indiqué sur la page ci-contre.
La plus importante production concernait les articles utilisés dans le bâtiment : pattes de scellement, crochets de toute nature, gonds, paumelles, équerres, crémones, anneaux, verrous, targettes, pentures etc...mais également quelques articles ménagers tels les pelles, pincettes, tisonniers, fers à repasser, casse noix.... ainsi que les ferrures pour voitures hippomobiles (agrafes de charrettes, bouts de brancards, compas et goujons de capote, etc...).
L’usine emploie la main d'oeuvre locale et fournit également du travail à domicile à de nombreux habitants du village.
Ma grand-mère Germaine Lemoine et ses parents allaient chercher dans les ateliers de l’usine, des crochets qu’ils façonnaient chez eux sur un petit tour. Puisqu’ils possédaient un baudet utilisé pour le transport des fournitures, on leur donnait à usiner les crochets les plus lourds, ce qui n’était pas des plus rentables, le façonnage demandant plus de temps de travail, alors qu’ils étaient payés à la pièce.
Hélas, la première guerre mondiale éclate et met provisoirement un terme au développement de l'usine ; les familles Brice et Lejay fuient les Ardennes et s’exilent dans la Loire. A Saint-Etienne, naît en 1917, Etienne Brice, qui prendra plus tard la succession de son père à la tête de l’usine de Lalobbe.
L'usine durant la "Grande Guerre"
Pendant l’occupation allemande (1914-1918), les bâtiments de l'ancienne filature sont réquisitionnés et transformés en fabrique de « marmelade » – terme allemand distinct de la confiture française – afin d’alimenter les soldats du front. Les Allemands procèdent au déménagement des machines et installent de nouveaux équipements dédiés à la production de conserverie fruitière à grande échelle. Les fruits de la région sont réquisitionnés et transformés sur place, privant les civils du sucre nécessaire à leur propre fabrication de confiture. Les autorités allemandes imposent un système coercitif pour réquisitionner tous les habitants aptes au travail, des hommes, des femmes et des adolescents en âge de travailler sont employés de force, dont de nombreuses femmes et jeunes filles de Lalobbe.



Premier rang de G à D : Olympe Macra - Léonie Forget - Inconnue - Yvonne Piermée - Germaine Lemoine (ma grand-mère) - Olive Marlot ep Forget
2ème rang : la 3ème en partant de la gauche Georgette Druart ep Longin
Toutes ces jeune femmes ont à peine une vingtaine d'années, ma grand-mère Germaine 18 ans et sa copine Olympe 17 ans en 1915.
Quelques souvenirs de cette triste période que ma mère, Pâquerette tient de Germaine, sa maman :
"Parfois, au risque d'être sanctionnées, nous dérobions des morceaux de sucre qui s'étaient agglomérés et n'avaient pas fondu dans les cuves utilisées pour la confection de la "marmelade".
"lorsque nous étions punies, nous étions affectées au tri des pommes pourries"
"à la fin de la guerre, les allemands sont repartis avec leurs chaudrons."

L'usine durant l'Entre Deux Guerre
Après guerre, la famille Brice avec ses quatre enfants est de retour à Lalobbe et Pierre remet en activité la ferronnerie.
En 1921, 35 personnes de Lalobbe travaillent à l’usine (j’ignore le nombre total d’employés) :
23 ferronniers ou ferronnières
4 manoeuvres
2 forgerons
2 ajusteurs
1 apprenti
1 domestique
1 contre-maître
1 directeur
En 1923, la Société Anonyme Lejay Fils (L J F) au capital d'un million de francs (anciens) est créée, c’est une entreprise familiale, le conseil d’administration est composé :
de André Lejay industriel à Charleville,
de deux de ses gendres, Pierre Brice industriel à Lalobbe l'époux de Madeleine Lejay et Léon Hubert ingénieur l'époux de Geneviève Lejay
de son fils Bernard Lejay, industriel à Charleville.
André Lejay apporte dans la société :
un établissement industriel et commercial de clouterie et ferronnerie installé 6 rue de Clèves à Charleville, dont il reste propriétaire et qu'il s'engage à louer à la société
le matériel servant à l'exploitation
les matières premières et marchandises fabriquées ou en cours de fabrication au 1 juillet 1923
Pierre Brice apporte dans la société :
l’usine de Lalobbe appelée "la filature" composé d’un rez de chaussée et de trois étages avec deux bâtiments annexés, hangars à fers et cours
une maison de maître et de contre-maîtres avec dépendances, jardin, verger, potager
le droit au cours d’eau alimentant l'usine
le raccordement à la ligne départementale du chemin de fer Mézières-Wasigny (« le petit train »)
la cité ouvrière « Le Fourneau »

Les bureaux et magasins Lejay Fils occupent une grande partie de la rue de Clèves depuis l'angle avec la rue Métézeau où se situe actuellement la chambre des Métiers et de l'Artisanat, jusqu'au croisement avec la rue du Petit Bois. Plus tard, l'usine de production s'installera 59 rue des Forges St Charles

A moment de la création de la société Lejay fils, le bâtiment de la filature existe toujours, mais en 1925, les locaux, le matériel et les marchandises sont totalement détruits par un incendie.


De l’ancien bâtiment de la filature seul le rez-de-chaussée subsiste. Sur cette base sont alors élevés les nouveaux ateliers de fabrication, avec piliers en béton armé, charpente métallique, toiture à longs pans et couverture en tuiles mécaniques. Les aménagements hydrauliques souterrains sont conservés, (la Vaux court sous l'usine, alimenté par un bief orienté au sud, avec vannage encore visible aujourd’hui, avec deux importantes salles des machines souterraines et canal de décharge).
En 1930, le capital de la société est augmenté et passe à deux millions de francs, la famille Lejay apporte dans la société deux immeubles situées rue du Petit Bois et les bâtiments de la rue de Clèves.
Quelques extraits des catalogue donnant un aperçu de la production de la société Lejay fils en 1931.

En 1933 et 35, la société Lejay dépose deux brevets d’invention
Brevet de 1933
Brevet de 1935
L'usine sous l'occupation allemande de 1940 à 1945
Durant la seconde guerre mondiale, l’usine de Lalobbe continue de fonctionner mais "au ralenti".
La société Lejay Fils comme de nombreuses entreprises des Ardennes est classée "S Betrieb" ce qui signifiait qu’elle était réquisitionnée et soumise au fait qu’une partie minimum de la production devait être destinée directement ou indirectement à l’Allemagne.
Ce pouvait être également l’obligation pour l’entreprise de se soumettre à un programme de fabrication approuvé à la fois par les autorités françaises et allemandes. Les entreprises S-Betrieb (Sperr-Betrieb), créées le 8 octobre 1943, étaient exemptées de tout départ de main-d’œuvre, jeunes classes du STO incluses, vers l’Allemagne.
En 1943, Jacques Devron directeur des usine de Charleville et Lalobbe répond à un questionnaire de la Commission Franco-Allemande de la Main d'Oeuvre. Il fait part du manque d'approvisionnement en matières premières et des difficultés d'expédition des marchandises fabriquées. Face à cette situation, il précise avoir dû suspendre la rémunération à la pièce et indique que le personnel est payé à l'heure. La durée du travail est de 48 heures hebdomadaires. Les usines tournent avec de faibles effectifs (37 salariés en 1943 pour les deux usines) et à seulement 40 % de leur capacité de production. Il manque des ouvriers qualifiés, ajusteurs, outilleurs et tourneurs.
Quelques extraits du questionnaire AD08 cote 193W 51
Quelles mesures ont été prises par l'Etablissement pour l'amélioration de la discipline de travail ?
Ces mesures sont inutiles du fait que notre personnel est employé depuis très longtemps et effectue correctement sa tâche
Quelles sont les mesures techniques prévues par votre Etablissement pour l'amélioration de la cadence de production ?
L'Etablissement avait avant la guerre un rendement très élevé par ses méthodes de travail et de salaires, méthodes qui pourraient être reprises immédiatement si l'approvisionnement en matières premières était assuré ainsi que les transports pour l'écoulement de la marchandise fabriquée.
Quelle est votre fabrication ?
Ferronnerie et clouterie pour les chemins de fer - PTT - Mines - Travaux Publics - Bâtiments
En 1944, un "contrôle des hommes et femmes" recense les habitants de Lalobbe travaillant à l'usine, neuf hommes et quatre femmes résidant à Lalobbe sont salariés :
6 ferronniers, M. Clicoteaux, A. Lequeux, M. Piraux, R. Lequeux, E. Lesieur, G. Camuset
4 ferronnières, S. Clicoteaux, M. Germain, G. Marlot, H. Piermée
1 ajusteur, Emile Nicolas
1 forgeron, Fernand Forget
1 contre-maître, Emile Montel
L' usine de l'Après-Guerre / Etienne Brice, directeur
Durant cette période , l'usine Brice-Lejay comptera jusqu’à 150 salariés.
En 1946, l'usine de Lalobbe perçoit pour la remise en état des locaux, quelques indemnités dans le cadre de la loi "d’indemnisation des pertes de salaires résultant des circonstances consécutives à l’état de guerre".
Travaux concernés et liste des ouvriers


En 1947, deux salariés reçoivent la médaille d'honneur du travail en argent, décernée pour 20 années de service.

Durant la seconde guerre mondiale, Etienne Brice,(le fils de Pierre) alors étudiant s’était engagé dans la résistance ardennaise. Il avait épousé, le 9 juin 1943, Michelle Anciaux et résidait à Charleville avenue Forest où naquirent trois enfants.
Vers 1948, Etienne Brice et son épouse s’installent à Lalobbe dans les logements réservés aux patrons avec leur fille et leurs deux garçons, (une seconde fille verra le jour en 1951 à Lalobbe). Etienne dirige l’entreprise avec son père.



Mes parents Pol et Pâquerette Louis ont travaillé plusieurs années à « l’usine » comme beaucoup d’habitants de Lalobbe. Lorsqu’ils se marient en 1954, Pol est tourneur sur métaux (il avait été victime quelques années auparavant dans les ateliers de l’usine d’un accident du travail qui lui avait coûté trois doigts) et Pâquerette est ferronnière (lors de son embauche, l’entreprise comptaient 120 salariés).

En 1953, Etienne Brice fait partie du conseil municipal et en 1959 il est élu maire de Lalobbe et le restera jusqu’en 1965.

Dès le début des années 50, les industriels spécialisés dans la ferronnerie-quincaillerie s’inquiètent des mesures(*) de libéralisation du commerce international et de la concurrence qui va s’en suivre. Ainsi l'entreprise Bernard-Huet signale :
" ...les Suédois et les Allemands peuvent livrer actuellement sur le marché français des articles de quincaillerie ou autre à des prix ..... inférieurs de 30 à 40 % à nos prix intérieurs...."
(*) Ce sont les premières mesures qui aboutiront à la création de l'Europe :
1951 : la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA) réunit 6 pays (la Belgique, l'Allemagne, la France, l'Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas), dans le but d'organiser la liberté de circulation du charbon et de l'acier ainsi que le libre accès aux sources de production
1956 Le traité instituant la Communauté économique européenne (CEE) a créé un marché commun entre les six pays participants (Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg et Pays-Bas), abolition de droits de douane et des limites quantitatives à l'entrée et à la sortie de marchandises, libre circulation des personnes, des services et des capitaux
A Lalobbe, l’usine continue de tourner. Un extrait d’un catalogue (non daté mais postérieur aux années 1955-60) conservé aux AD08 cote 1J 580 donne un aperçu de la production.

De nouveaux brevets de fabrication sont déposés en 1962 et 1964 :
Brevet de 1962
Brevet de 1964

En 1964, un article de presse dresse un bilan très flatteur de l’usine de Lalobbe, une usine moderne, bien équipée en machines-outils, un établissement qui emploie 10 femmes et 30 hommes de Lalobbe et des environ et fait vivre une trentaine de foyers.
Toutefois, le directeur tout en restant optimiste fait part des difficultés de l’entreprise, inhérentes à son éloignement.
Quelques extraits de l'article de presse
Mais deux ans plus tard, une page de l'histoire industrielle de Lalobbe se tourne et en 1966 l'usine ferme définitivement ses portes. Durant quelques mois certains ouvriers iront travailler à Charleville rue des Forges St Charles où la société Lejay possède son deuxième site de production.

La cité ouvrière du Fourneau est vendue à Albert et Colette Vaudchamp en avril 1968, qui s'y installent avec leur huit enfants, (Joris, Dominique, Marielle, Thierry, Yannick, Nadège, Valérie, Délia) un neuvième enfant (Corinne) viendra agrandir la famille à la fin de la même année. (cf recensement de 1975).
Aujourd'hui, le Fourneau appartient à une famille de Néerlandais Jan et Karin.
Vers 1968-1969, l'usine et le bâtiment d'habitation sont vendus à André Lassaux de Signy-l'Abbaye.
Durant les années 1974-75, des travailleurs émigrés sont logés dans la maison de maître, le temps des travaux sur des lignes électriques de la région.
Le 10 mars 1985, le "bief du seigneur" comme on appelle alors ce lieu, est témoin d'un triple meurtre suivi d'un incendie qui détruit partiellement les bâtiments de la maison de maître.
Article de presse AD08 cote PERH45 581

"L'Usine" aujourd'hui
Le site est devenu ce qu'on appelle une friche industrielle, où au fil des années, la nature reprend ses droits.




Photos de 2008 Filature Adnet, puis Tranchart-Froment, puis Robinet et Lambert, puis Robinet-Barthelémy et Cie, puis Lambert Frères, puis usine de quincaillerie Brice-Lejay, Champagne-Ardenne, Ardennes, Lalobbe Marasi Julien ; Decrock Bruno Date d'enquête: 2007 ; Dernière mise à jour en 2016 (c) Région Grand-Est - Inventaire général
Photos de 2024 Collection personnelle
En 2017, le domaine devient la propriété de la Sci "Le Bief de la Grande Terre"et en mars 2025, c'est la Sci Grijsland dont les gérants sont deux belges qui en est le nouveau propriétaire. J'ignore quel est leur projet. Espérons que si les bâtiments industriels ont peu de chance de retrouver une nouvelle jeunesse, la maison de maître soit restaurée et retrouve de nouveaux habitants.




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