Les Chênes de la Discorde : une affaire qui opposa Lalobbe à Signy
- catherinepaulus
- 30 nov.
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Au tout début du XVe siècle, vers 1404, un grave conflit éclata entre l’abbaye de Signy, et les habitants de Lalobbe. Depuis des siècles, les moines de Signy possédaient de vastes forêts, qu’ils géraient selon leurs droits seigneuriaux et sous la protection spéciale du roi de France.

Nul n’avait le droit d’y chasser, d’y couper du bois ou d’y tendre des pièges, sous peine d’enfreindre la “sauvegarde royale”(*).
(*) Protection que le roi accorde à des individus ou à des établissements (églises, fondations royales, villes, communautés d'habitants, etc.)

Pourtant, les habitants de Lalobbe commencèrent à piller les bois de l’abbaye. De nuit comme de jour, ils abattaient des arbres, prenaient du bois, et parfois détruisaient des biens appartenant aux religieux. L’un des épisodes les plus graves survint lorsqu’un groupe d’environ quarante hommes armés se rendit, en pleine nuit, dans la forêt de Signy, au lieu-dit Regnival (*). Avec des haches, des scies et des charrettes, ils coupèrent quatre grands chênes, dans l’intention de les transporter sur le territoire de Lalobbe pour les revendre.
(*) Peut-être, la forêt d'Angeniville qui appartenait à l'Abbaye de Signy et enclavée dans le territoire de Lalobbe

Le sergent chargé de la garde des bois découvrit le forfait, mais n’osa pas intervenir, craignant d’être maltraité. Il prévint alors le forestier(*) de l’abbaye, qui se rendit sur place avec un moine et quelques serviteurs. Ils trouvèrent les villageois en train de lier les troncs pour les tirer hors du bois. Le forestier leur intima l’ordre d’arrêter et leur proposa, s’ils voulaient du bois, d’en parler à l’abbé lui-même. Mais l’abbé refusa catégoriquement de leur en vendre.
(*) Un moine forestier était un religieux chargé de gérer, surveiller et protéger les domaines forestiers appartenant à son abbaye
Loin de se décourager, certains des hommes de Lalobbe retournèrent dans la forêt, cette fois au lieu-dit Campel,(*) près de la “Croix frère Henry”, et coupèrent encore quatre autres chênes, qu’ils emportèrent dans leur village. La valeur totale de ces arbres fut estimée à quatre livres parisis, une somme importante.
(*) Campel ou Champel ou Champau : petit champ ou champ de bataille. Sur le cadastre de 1844, il existe un lieu appelé le Champiaux, proche du Faurigault. S'agit-il de ce lieu-dit ?
Les moines, exaspérés par ces atteintes répétées à leurs droits, portèrent plainte auprès du roi Charles VI, demandant que justice soit faite. Le roi ordonna une enquête et chargea le prévôt de Laon, Enguerrand Morant, de juger l’affaire. Les habitants de Lalobbe furent convoqués devant la cour royale de Laon.
Les religieux accusèrent les villageois d’avoir violé la sauvegarde royale et d’avoir volé du bois appartenant à l’abbaye. Les habitants, pour leur défense, prétendirent qu’ils n’avaient fait qu’user d’un ancien droit coutumier : selon eux, quand un arbre tombait naturellement ou se trouvait à la limite du territoire de Lalobbe, ils avaient le droit de le ramasser. Ils affirmèrent aussi que certains arbres avaient été coupés sur l’ordre même des moines, ce que ces derniers nièrent catégoriquement.

Après une longue procédure, avec témoignages et contre-témoignages, le tribunal rendit son jugement. Une partie des habitants de Lalobbe fut reconnue coupable : ils durent rembourser la valeur des huit chênes et payer des amendes, tant à l’abbaye qu’au roi pour avoir enfreint la sauvegarde royale. D’autres, en revanche, furent acquittés, faute de preuves suffisantes contre eux.
Découvrez les noms de quelques uns des habitants de Lalobbe à cette époque
Extrait de la condamnation
[...] nous avons dit & prononcié, disons & pronçons(prononçons) & pour droit que lesdis demandeurs ont tant & si souffisamment prouvé de leurs fais contre Person Mamour, Jehan Quatorze l'Aisné, Jehan Achar, Bernard le Rouyer, Person le Batere, Jehan Maisenau, Jehan Soutet, Quarré le fil (fils) le Grant Monnier, Jehan Colette dit Collerie, Thomas le Charpentier, Jehan fil Colart le Grant Monnier, Jehan de Sorbon, Jehan le Conche fil le Bourcier, & Gerard le Charbonnier .........., nous condempons (condamnons) a rendre & restituer ausdis religieux pour quatre chesnes prins (pris) & emportez par les dessus nommez, des bois & justice desdis religieux en estimation chacun de seze(seize) sols parisis, la somme de soixante quatre sols parisis, & oultre ont tant & si souffisament prouvé contre les dessusnommez & Gerart de Maignet, Pierre Emderel, Jeahn Lainier, Thiebaut le Carlier, Pierar le Blont, Jehan Pilon & Mathieu Noel que iceulx & chacun d'eulx le fort portant le faible pour cause des chaisnes(chesnes) par eulx coppez es bois & justice desdis religieux en enfraingnant la sauvegarde du Roy nostre Sire, nous condempnons envers lesdis religieux en amende de huit livres parisis, & envers le Roy nostre Sire pour les delis & infractions de Sauvegarde dessusdis en amende de vingt livres parisis,[...]
Ainsi se termina ce procès, qui illustre bien les tensions qui régnaient à cette époque entre les seigneuries ecclésiastiques et les communautés villageoises, souvent tentées de s’approprier les ressources forestières voisines, malgré les interdits et la rigueur de la justice royale.
Si vous voulez lire le texte original extrait du Cartulaire de l'abbaye Notre Dame de Signy, il est en ligne sur le site Arca – IRHT-CNRS



