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Trois siècles d’histoire autour du cidre

Dernière mise à jour : 5 déc.

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La consommation de cidre dans les Ardennes remonte au moins au XVIIIe siècle. C’est à cette époque que les pommiers à cidre de la région ont commencé à fournir les fruits nécessaires à la production de cette boisson, qui s’est développée notamment comme alternative à la bière, moins gourmande en céréales dans une région souvent menacée par la disette. Cette activité s’inscrivait dans une tradition ardennaise où les cultures fruitières, notamment les pommes à cidre, occupaient une place importante aux côtés de la sylviculture et des petits élevages paysans.


Le cidre ardennais a connu une certaine renommée, surtout au XIXe siècle, grâce à la qualité de ses pommiers, à la réputation des vergers locaux et à son savoir-faire local.


Mais, à mesure que le XIXᵉ siècle avançait, la culture du pommier à cidre commença à décliner et la tradition cidricole locale s’estompa progressivement jusqu’à être relancée bien plus tard au XXᵉ siècle.


Aujourd’hui, le cidre ardennais reste moins connu que ses homologues breton ou normand, mais il continue d’être apprécié pour sa qualité et son authenticité, avec des producteurs qui perpétuent le savoir-faire traditionnel.


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🍏 Le Pressoir du Château et les Pommiers de Lalobbe


Au cœur du village de Lalobbe, le pressoir du château fut longtemps le témoin discret mais essentiel de la vie rurale. Sa présence est attestée dès 1719, installé entre la maison et la grange, tout près du fossé à côté de la rivière. On y pressait peut-être du vin – car le village comptait autrefois des vignes à la Côte de la Vigne – mais surtout du cidre, la boisson emblématique des campagnes ardennaises.


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Au fil des siècles, le pressoir changea de mains, se reconstruisit, fut vendu, puis repris. En 1806, on le décrit comme un grand bâtiment de pierre et de bois, muni d’un pressoir à deux bascules.

" [...] Le domaine de Lalobbe situé audit lieu et terroir d'icelui, canton et arrondissement que dessus, chef naissant dudit Sieur Biarnois de Baine, dont la déclaration suit :1° une Maison de Chef, salle à manger, Sallon, Bibliothèque, Boudoir, Chambres au premier, Grenier et Chambres au dessus, maison de Jardinier Chambre et Cabinet et Grenier au dessus, une petite remise et fournil au levant, caves sous partie desdits bâtiments, scellier, grange, écurie, remise, deux petites écuries en dedans la cour, un pressoir à deux bascules en dehors, le tout construit en pierres et bois, couverts en ardoises et tuilles.[...]"

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Le pressoir ressemblait peut-être à ces vieux pressoirs de Thiérache (photos de 1936)


En 1847, après la mort du propriétaire Maxime Deslyons, tout le matériel à cidre – cuves, tonneaux, presses – est dispersé aux enchères dans la cour du château. Son fils Henry fera bâtir un nouveau pressoir en 1868, sur le même emplacement, celui qui servira ensuite de scierie mécanique, puis d’abri pour les “bals interdits” durant la Seconde Guerre mondiale. Démonté dans les années 1950, il laissa la place à l’actuel terrain de boules.


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Mais le pressoir du château n’était pas seul. Vers 1845, le cadastre recense onze pressoirs à Lalobbe et dans ses hameaux :


• 4 à Lalobbe : Doyen/Monmarte François - Duguet/Bocquet Nicolas (marchand épicier) - Chatelain Séraphin - Deslyons Maxime

• 1 à la Sauge Aux Bois : Husson François

• 2 à la Besace : Billiette/Collery Charles - Devie/Legros Pierre Louis

• 2 à Rogiville : Cugnart Paschale (cabaretier) - Druart/Lépinois

• 2 à Gauditout : Faveaux/Germain Jacques-Watellier Ambroise (propriétaire de la grosse ferme)


Chaque famille ou presque possédait son petit équipement, certains étaient modestes, dissimulés dans des granges pour échapper à l’impôt. Le cidre faisait partie de la vie quotidienne : boisson de table, revenu d’appoint, parfois même monnaie d’échange.


🌳 Les vergers et leurs gardiens


Autour du village, les vergers dessinaient le paysage. Pommiers et poiriers bordaient les champs, les chemins, les coteaux bien exposés.


Dans un bail de 1797, le propriétaire de la ferme de Gauditout, Charles Remacel Watellier exigeait de ses fermiers, Pierre Michel Macra et Marie Jeanne Constant, son épouse, des soins méticuleux : débarrasser les arbres des plantes parasites, des chenilles, des rameaux morts ou inutiles, des branches qui déséquilibrent leur croissance, remplacer tout arbre mort, planter par an trente arbres greffés, les protéger.


La qualité du fruit dépendait du soin porté à l’arbre — et donc de la qualité du cidre à venir.


[...]tiendront les hayes en bon etat, monderont les arbres à fruits des mousses et gui, les échenilleront  exactement et couperont les branches nuisibles et inutiles, remplaceront ceux qui viendront à périr et ne pourront les couper qu'apres les avoir fait constater ; comme aussi ils planteront tous les ans, aux endroits qu'ils leur seront indiqués, trente belles greffes, pommiers ou poirier de bonnes espèces de fruits qu'ils entretiendront également, ils metteront des piquets et des épines pour leurs conservations, retireront les terres en formes de rideau qui leur seront nuisibles[...]

À la même époque, les Côtes Orange et de Norguémont comptaient près d’une centaine d’arbres fruitiers, formant de véritables vergers sur les pentes des vallons.


🍎 La saison des pommes


En 1809, Lalobbe vibre d’une agitation inhabituelle. Ce dimanche de septembre, le notaire Cailteaux organise dans la cour du château la vente aux enchères de la récolte de fruits à cidre.

Quatorze lots sont proposés : pommes et de poires seront à récolter dans les vergers de la Grande Terre de Norguémont, de la Louvetière, du pré aux Oyes, du Clos de la Chanue, de la Terre aux Macquoises (9 lots), du Pré Lacaille et de la terre du Canal , tous situés à proximité du Château.

Scieurs, forgerons, aubergistes et cultivateurs se pressent pour acquérir leur part de la récolte. Au terme de la vente, le domaine encaisse 924 francs, l’équivalent de plusieurs années de salaire d’un ouvrier agricole — signe que les vergers du château sont parmi les plus productifs du canton.



🍾 Le goût et la richesse du cidre


La réputation du cidre de Lalobbe n’est pas nouvelle : en 1796, les terres du domaine de Lalobbe abritent des pommiers normands réputés pour produire un cidre de première qualité.


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Quelques années plus tard, le cellier du château peut contenir plus de 20 000 litres de cidre, stocké dans des dizaines de fûts de chêne.


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Le cidre n’était pas qu’une boisson, mais une monnaie sociale et économique : on en vendait, (un de mes ancêtres en a même expédié jusqu'à Marseille), on en échangeait, on l’incluait dans les contrats de mariage et même dans les donations familiales.


En 1865, mon "quadrisaïeul" Joseph Lemoine âgé de 50 ans se remarie pour la troisième fois et entend assurer l'avenir de sa jeune femme Marie Zoé Victoire Billiette âgée de 29 ans

Extrait de son contrat de mariage

[...] Madlle Billiette aura en outre le droit de faire son cidre gratis et pendant sa vie son cidre au pressoir placé dans les autres batiments de M. Lemoine [...] Elle aura droit aussi pendant sa vie de cuire au four, placé sur le pressoir [...]

En 1873, un couple de la Sauge aux Bois, lors d'une donation-partage avant décès, exige de ses sept enfants, de leur fournir à titre de rente viagère, deux hectolitres de cidre chacun, “en année de cidre”. De quoi assurer leur soif… et leur bonheur.


🍺 Une boisson populaire et identitaire


Dans les auberges, le cidre coulait à flots. L’inventaire de celle de Joseph Lemoine, en 1844, révèle 250 litres de cidre pour 70 litres de vin et 100 de bière. C’était la boisson la moins chère et la plus partagée. Le vin venait de loin et coûtait le double, la bière un peu plus, tandis que l’eau-de-vie valait cinq fois plus. Le cidre, lui, restait le breuvage du pays, celui qu’on servait à la table familiale, aux moissons, aux noces et aux veillées.


🚜 Derniers échos d’un âge d’or


Même à la fin du XIXᵉ siècle, les vergers de Lalobbe continuaient de prospérer. En 1888, la vente d’une belle récolte rapporta 173 francs à la veuve Magotteaux : de quoi nourrir sa famille pendant plusieurs mois.


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Mais déjà, les temps changeaient. Les prix du cidre baissaient, la fiscalité se durcissait, et certains paysans transportaient leurs barils de nuit, pour échapper aux taxes — quitte à croiser la gendarmerie du Novion Porcien !


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🌱 Le renouveau du cidre de Lalobbe


Au XXᵉ siècle, la tradition du cidre maison se maintient quelque temps dans les familles, mais peu à peu, les vieux pommiers disparaissent et les vergers se délaissent. Le terroir s’endort.


Il faut attendre les années 1995-1996 pour voir renaître la flamme : Martine et Étienne Capitaine décident de replanter des pommiers et des poiriers à cidre sur un terrain acheté aux abords du village. Six ans plus tard, en 2002, leurs arbres donnent leurs premiers fruits et l’aventure prend forme : les “Bulles Ardennaises” sont nées.


L’exploitation s’étend désormais sur 9 hectares, dispersés sur les collines autour de Lalobbe, mais également à Wasigny et Renwez, elle compte une soixantaine de variétés de pommes à cidre et cinq de poires à poiré.


Depuis quelques années, leur fille Blandine a repris le flambeau. Son cidre s’exporte bien au-delà des Ardennes : 20 % de sa production part à l’étranger, jusque en Russie !


Mais la jeune productrice ne s’arrête pas là : C’est en 2021 que tous les vergers ont terminé leur conversion bio commencée en 2013, alliant ainsi respect de la nature et savoir-faire ancestral.


Le cidre de Lalobbe connaît un véritable renouveau, mêlant héritage familial et modernité.


🌿 Un patrimoine vivant

Aujourd’hui, il ne reste plus trace du grand pressoir du château, mais son souvenir subsiste dans les archives, les récits familiaux et les noms de lieux. Pendant plus de deux siècles, la pomme et le cidre ont façonné l’identité de Lalobbe : ils ont nourri ses habitants et rythmé ses saisons.


Et grâce à l’audace de nouvelles générations, ce patrimoine n’appartient pas qu’au passé : les vergers de Lalobbe vivent encore, fiers témoins d’un art de vivre rural.




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