Lalobbe en révolte : Quand un village défiait son seigneur (1762)
- catherinepaulus
- il y a 6 jours
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Dimanche 12 décembre 1762, à la fin de la messe à l’église Saint-Lambert de Lalobbe, les habitants du village se rassemblent en grand nombre "au son de la cloche, audevant de la principale entré de l'église, lieu accoutumé à leur assemblée" . Ils sont en colère.
Robert Guede, procureur syndic (représentant légal) de la communauté se rend chez le notaire royal de Signy-l’Abbaye, Me Destrée, pour officialiser leur mécontentement.
Pourquoi cette colère ?
A l'origine de cette agitation, Antoine Charles de Biarnois, le seigneur du lieu. En décembre 1761, il a obtenu des lettres de papier terrier (un document officiel qui recense les droits seigneuriaux).
Dans ces lettres, le seigneur revendique toute une série de droits anciens sur les habitants de Lalobbe :
Droit de banalité : l’obligation d’utiliser son moulin et son four (et de payer pour cela).
Droits de rouage, d’afforage, de rouvier (taxes sur les roues de moulin, les fours, les charrettes).
Lods et rentes (taxes sur les ventes de biens ou les héritages), payables en argent ou en poules.
Corvées (travail gratuit pour le seigneur).
Droits de pêche et autres taxes sur les terres et les maisons.

Pour les habitants, ces droits sont injustes et inconnus : ils n’ont jamais entendu parler de la plupart d’entre eux ! Ils craignent que le seigneur ne les impose par la force.
Première réaction : l’opposition
En avril 1762, les habitants forment une opposition (une contestation légale) contre ces droits. Mais ils réalisent rapidement que cette opposition ne suffit pas : le seigneur pourrait quand même faire valoir ses prétentions. Ils décident alors de se désister de leur opposition et d’adopter une autre stratégie :
Exiger des preuves.
Ils envoient un exploit (un acte juridique) à M. de Biarnois pour lui signifier qu'il sont prêts à déclarer leurs biens et à reconnaître les droits seigneuriaux… mais seulement s’ils sont prouvés par des titres valables.

M. Biarnois fait alors dresser un terrier (un inventaire des biens et des droits). Mais quand les habitants viennent déclarer leurs terres, le notaire commis par le seigneur refuse de les recevoir… sauf s’ils reconnaissent tous les droits revendiqués par M. Biarnois ! Un procès-verbal est même dressé contre Jacques Guede, un habitant qui refuse de plier.
Les habitants ont d'autres griefs tels le droit de moulin banal
C'est une obligation d’utiliser uniquement le moulin du seigneur (et de payer pour moudre son grain). Ce droit, que le seigneur prétend imposé, est contesté par les habitants.
Pour faire plier les récalcitrants, M. Biarnois n’hésite pas à user de mesures fortes :
En août 1762, Antoine Cambray, voiturier(*) de Lalobbe se fait surprendre avec un sac de farine qu’il ramenait chez lui après l’avoir fait moudre ailleurs qu’au moulin banal de Lalobbe. Le garde de pêche et chasse Letellier lui dresse un procès verbal, Cambray écope d'une amende de 3 livres.
En septembre 1762, Claude Vassant, un meunier de Vuasigny, vient à Lalobbe. Sous prétexte qu’il a enfreint la banalité, le seigneur fait saisir son cheval et obtient une condamnation, mais Claude Vassant fait appel et obtient une mainlevée provisoire (la saisie est suspendue),
(*) voiturier : transporteur de marchandises
Les habitants craignent que ces condamnations contre des particuliers mal défendus ne servent de précédent pour imposer la banalité à tous.
Mais, M. Biarnois ne s’arrête pas là :
Il a planté des bois sur plus de 200 arpents (environ 100 hectares) de prés et de terres communes. Résultat : il ne reste presque plus de pâturages ni de vaine pâture. Du fait de la raréfaction des parcelles de culture, les habitants, répartis dans sept hameaux, doivent organiser des troupeaux séparés, ce qui complique la vie de tous. (La vaine pâture désigne une pratique agraire consistant à laisser les animaux d’élevage paître librement sur les parcelles de culture, après la récolte. Cette pratique nécessite une organisation villageoise collective : mise en commun temporaire du bétail, synchronisation des dates de moisson.)

Il a accaparé la seule fontaine d’eau potable du village ! Il l’a murée, a détourné l’eau vers son château en passant par des terrains privés sans indemniser les propriétaires. Les habitants doivent maintenant boire une eau de mauvaise qualité et aller laver leur linge dans les villages voisins.
La communauté se mobilise
Les habitants savent qu’ils ne peuvent pas agir seuls ; l’assemblée décide à l’unanimité de demander l’autorisation de l’Intendant (représentant du roi) pour mener des actions en justice aux côtés des habitants déjà poursuivis.
La communauté des habitants veut obliger le seigneur à montrer les titres authentiques qui justifient ses droits et déclare que sans ces preuves authentiques, les droits doivent être supprimés de son "terrier".
La communauté souhaite également engager une action pour :
faire rouvrir les prés clôturés et ainsi rétablir la vaine pâture après les moissons,
faire remettre en culture les terres communes transformées en bois ;
et récupérer l’accès à la fontaine et à son eau potable
Le syndic Robert Guède reçoit plein pouvoir pour défendre les intérêts du village, consulter des avocats, présenter des requêtes, mandater un procureur et agir partout où cela sera nécessaire.
Suit la signature de tous les protestataires

A côté de leur signature, cinq habitants apposent une mention.
Jacques Guede, Clément Favaux , JF Meunier : Principaux
Les « principaux »
Les "principaux" n’étaient pas des officiers au sens strict, mais des notables du village.
Il s’agissait en général :
des habitants les plus aisés (propriétaires de terres, laboureurs importants, marchands),
de personnes reconnues pour leur influence, leur ancienneté ou leur respectabilité.
Leur rôle :
représenter moralement la communauté,
appuyer les décisions collectives,
servir d’intermédiaires entre le peuple, le syndic et parfois les autorités seigneuriales ou royales.
Urbain Legros : Eschevin
« L'Eschevin »
L’échevin est, lui, un officier municipal ou communautaire reconnu. Même dans un petit village, cette fonction existait encore sous l’Ancien Régime.
Ses fonctions principales :
assister le syndic ou le maire (quand il y en a un),
participer aux délibérations officielles de la communauté,
veiller à l’administration locale (biens communaux, police rurale, usages collectifs),
parfois exercer de petites fonctions judiciaires ou de médiation.
Robert Guede : Sindic
« Le Sindic »
Le syndic de la communauté d’habitants jouait un rôle essentiel dans la vie du village. Sa fonction n’était pas honorifique : il était le représentant légal et actif de la communauté.
Le syndic parlait au nom de tous les habitants :
devant le notaire,
devant les tribunaux (bailliage, sénéchaussée, parlement),
face au seigneur, aux officiers royaux et à l’intendant.
Le syndic avait pour mission de :
défendre les droits d’usage (pâturages, vaine pâture, bois, eau),
contester les droits seigneuriaux abusifs ou non justifiés,
protéger la communauté contre les empiètements du seigneur ou d’un particulier puissant.
Le syndic n’agissait jamais seul :
il exécutait les décisions prises en assemblée générale des habitants,
il recevait des pouvoirs précis, consignés par acte notarié,
il rendait compte de ses démarches.
Selon les lieux, le syndic pouvait aussi :
gérer les biens communaux,
percevoir ou répartir certaines charges,
organiser les travaux collectifs,
tenir les comptes de la communauté.
Il était élu ou désigné par les habitants, souvent pour une durée limitée.
Il était en général un homme instruit, capable de lire, écrire et comprendre les actes juridiques.
La présence conjointe de principaux, de l’échevin et du syndic renforce considérablement la valeur juridique et politique du document face au seigneur.
Tout le monde est d’accord : il faut résister !!!



